29 juillet 2007

Ebulltions ou la démesure du réel - Part 3 - Par Charles Letellier

« […] Peut-être que j’irai en Inde ; peut-être en Russie. Peut-être que le Tibet m’ouvrira ses portes et que je galoperai dans les steppes mongoles en hurlant de toutes mes tripes que j’aime à en crever et que je suis en vie. »

Où avait-il lu ces lignes ? Plus moyen de remettre la pensée dessus… Pourtant, c’était bien quelque chose de familier. Il l’avait déjà entendu. Il se rappelait d’une drôle de voix, féroce, au timbre scabreux, à l’accent troublé d’une singulière violence. Où ? Plus il cherchait un lieu moins son instinct lui assurait que c’en était un effectivement. Il en fut surpris, légèrement dérouté. Etonnant, sa mémoire ne le trahissait guère d’habitude. Il pouvait retenir des phrases entières, sans se forcer. Et pas que les phrases d'ailleurs : l’odeur de l’endroit où il se trouvait, les vêtements de la personne, le ton, la couleur, le toucher… Mais la nuit dernière avait été trop ténébreuse, trop lubrifiée, trop parfaite de décomposition. Il essayait de revenir pour se convaincre que peut-être il l’avait rêvé, cette nuit... Pas évident de mettre de l’ordre là-dedans… Déjà tellement de têtes et de regards… « Merde ! pensa-t-il » Il pénétra dans un bistrot en laissant là ces images. Trop infréquentables en vérité. C’était comme de débarquer à nu dans un grand cirque avec les yeux de la terre entière braqués sur son braquemart grandissant dû à l’excitation de se trouver là, comme ça, exposé au vent et à la poussière… On ne peut pas revenir comme ça dans un chaos. Fallait d’l’aide… Il ordonna un Picon bien noir sans sucre. Puis se mit à l'œuvre. Cigarette. Légère grimace. Il décoche un carnet rouge. Stylo doré. Stylet de pointe affable et un peu rouillé. Transpiration de la main. Lenteur enrageante de celle-ci. Inquiétudes. Démesure. Retour. Réflexion. Attributs à relever. Grattage diagonal. Pose. Rire. Froncement de sourcil. Pose. Longue tirade silencieuse. Deuxième Picon. Rien à dire de plus. Tiens, pas si sûr. Retour. Début encore. Poursuivre la route des éclats de vers. Rire mesquin et souterrain. Agacement pour cet autre, là, qui vient de rentrer. Ignorance de tout. On repart au degré zéro de la tolérance pour ne plus le quitter. C’est un flot. Non, une muraille, un gouffre, une fournaise, un brasier, un feu intestin venant de la digestion du chaos en lui. Juste ce qu’il faut. Merde. Folie d’essayer ça. Mais bon. Faut y aller. Pas le choix. Cogne du poing sur ce foutu bar. Désosse ce fumier. Prends-toi la gueule par les cheveux. Quoi ? Oui, évidemment un troisième ! Merde. Flottement. Risque de perte. Perte… Perdu… Ah, non, finalement, c’est encore là… Déjà, il transpirait. Ses aisselles étaient trempées. Il sentait une goutte se prélasser lentement dans le bas de son dos. Il s’essuyait les mains sur son pantalon mais ça revenait tout le temps. Rien à faire… Il faisait 2 degrés dehors et il avait chaud. Il avait diablement chaud. Trop chaud. C’était pas tolérable d’avoir chaud à ce point. C’était pas permis… Ça aurait dû être interdit… Il ironisa en pensant que cela serait bientôt le cas… Il relut ses mots. « … j’invoque les râpes. Tout ce qui coupe… » Encore du ventre à l’œuvre. Il fallait que ça cogne. Plus. Encore. Pas de répit. Tordre. Eponger. Mordre. Bouffer. Sexes diluviens. Fleuve bourru. Exercice en corniche. Mers assass…
De nouveau, il était en selle. Parjurant le mièvre en son intérieur, il agrippa le bar et le secoua. Il se sentait tellurique, roche volcanique projetée à plusieurs centaines de kilomètres-heures dans le ciel mort de l'humanité contemporaine. Il aurait bien provoqué des séismes s'il en avait eu le pouvoir comme dans cette réclame télévisuelle… Aussitôt, il se moqua de la facilité avec laquelle il appelait ce genre de métaphores commerciales. Toutes ces connaissances inutiles que la mémoire dans son indépendance impérieuse ne daignait pas effacer. « Merde ! A quoi tu penses putain ? S’agit pas de déconner là ! Mais bon, ça aussi ça en fait parti. Tout ! Y a rien à jeter, même ce qui pue, surtout ce qui pue, le plus abjecte comme le plus… »
Il secoua la tête. Ça va vite. Très vite. Pas le temps de respirer. Du moment que ça sort, pas de soucis à se faire. Mais il faut que ça sorte. On s’en fait pas sur le moment. C’est juste après que c’est un peu délicat. L'instant qui suit le combat. Un terrain calme d'une intolérable sérénité. Dégagé des points d’appuis familiers. Rien que du calme dur. On affronte, alors, le néant, au risque de s’écrouler parfois, croyant buter contre ce mur qui n’existe plus. On se persuade que l’on a rêvé tout ça. Que ça n’a pas existé. Ça dure un jour, deux, trois… Puis, on recommence, vraiment ivre parfois, jusqu’à extinction partielle de l’incendie… Assez pour qu’on puisse dormir. Et on se dit que, finalement, c’est mieux ainsi, un peu de repos parfois. On voudrait en faire son credo, dire que ça y est, on est apaisé… Et puis, juste à temps, on se rend compte de sa bêtise… Ah oui, c’est elle la vraie foutaise, la vraie connerie… La paix de l’esprit... ? Il ne connaissait pas… Il lui était impossible de connaître. Il ne connaissait que la guerre implacable et constante qu'il se livrait à lui-même. « Observe un peu ce qu’elle produit, la paix ! » se dit-il, reluquant les fesses d’une blafarde de la télé accrochées en couverture d’un magazine, comme un étalage de boucherie. L'amollissement généralisé accélérait la chute finale de l'Effort en vertu de vie. Au détriment du déroutant et de l’infâme faim de l’insatisfait, s'installaient, en chape de plomb, les dogmes de la prudence et de la mesure. Il s’injuria pour agrandir sa colère jusqu'à la frontière de son corps. Il paya et poussa la porte, plongeant dans le froid, qu’il ne sentit même pas, trop occupé qu’il était à s’éventrer les sens.


A suivre...

Aucun commentaire: