8 janvier 2009

La Masse en mouvement (Des Mots et des Roches) par Charles Letellier.

La Masse en mouvement.

La nuit d'hiver était tombée, comme un couperet.
Le corps s'était alors redressé, en éclosion nocturne. L'appel anonyme des hordes avait pris possession de ses entrailles. Le cycle de l'écriture prenait forme dans l'entrechoquement de visions. La mort, déjouée par le Verbe, se débattait au milieu d'une vie lancée au galop, haletante, frénétique, en charge contre l'ensemble des codes, contre l'étendue de l'asservissement.

Masse Mylonite est dans la rue, la raison titubante. Le corps a perdu de sa lourdeur matinale. Le pas est ferme, les yeux, hagards, en appétences. Les rues tantôt désertes, tantôt pleines de la faune outrancière de la nuit, miroitaient sous ses pas. La cadence était extrêmement rapide, débordante de rythme, l'écrasement du bitume se faisait marche martiale, triomphante désespérée, soutenue par un concerto du Russe Rachmaninov, le troisième. Masse Mylonite s'ébroue, sa force, son aura se démultiplie à mesure qu'elle frappe le sol, comme des tremblements qui appellent la démence. La démence de se voir si vrai, si pure malgré la rigueur qu'il mettait à détruire systématiquement les traces de son temps en lui. Systématiquement à digérer. Ses pas déploient des vibrations dont le sens est : "Toujours plus loin, derrière les tombes!" Les vibrations semblent s'accrocher aux passants muets, sourds, aveugles, bassement ivres, médiocrement méchants. Des mots viennent recouvrir tout ça, des mots abrupts du Sens de l'origine de leur course. Ce sont les vétérans des nombreuses guerres menées pour la conquête du territoire intérieur. Masse Mylonite en est l‘empereur. Empire intérieur comme conquête primordiale. Il se trouve au sommet d'un tas de monstres gigantesques, outrageant la foule de ses furies, l'abreuvant du sang des blessures de ses mots. Masse pourtant ne dit mot, l'ostentation vient de l'intérieur, sans fracas. Le foyer est fragile qui annonce le brasier.

Les rues brillent d'un drôle d'éclat alors qu'Elle tourne sur le boulevard, à la recherche de l'Idiot. La Lune est pleine et irradie le ciel de rayons glacials. Le froid est humide, perçant. Des couches immenses de tôles, en sur-matière métaphore, s'étalent affreusement sur le bord de la route. Des poubelles sont éventrées, l'ordure de leurs entrailles se répand sur les trottoirs. Un chien squelettique disparaît au coin d'une rue. Un autre aboie dans le lointain. Il continue la cadence infernale. Frappe, frappe, frappe. Avance, roule, bolide de sens. Mylonite broie sa vie petite par les divulgations dont son corps se fait le messager. Violence subie et émise par son corps. Frappe Rachmaninov, frappe Beethoven. Frappe la vie en diamants, non en névroses. Un coup à droite, un à gauche, Masse Mylonite se rapproche de l'Idiot. Il n'a plus de poids. Son rythme l'emporte en tornade. La verve de sa démarche provoque les à-coups de sa respiration. Saccadanse respire dans Masse Mylonite. Il a nommé chacun des phénomènes de son corps. Saccadanse, sa respiration, Rythmofracto, ses jambes, bâfre-en-rut, sa bouche, vitscérale son pénis, cardinale, le point du corps de la femme où coule sa liqueur séminale.
Il est une tribu indienne ou une horde mongole à lui tout seul. Ses camarades de luttes sont ses organes, ses membres le prolongement armé de sa pensée. Il martèle la rigidité du sol et le fait fondre de ses mots qui lui viennent et fissionnent autour de Lui comme une aura de sonorité en râle. Elle est Masse Mylonite, perclus du Sens, forgée des brûlures de la pensée, des intensités de la vie, de toutes les fulgurances de l'être. Elle est Masse Mylonite, fracassée de vérité au point d'en être muette, au point d‘en être terrassée. Elle est la source structurée du Chaos, initiales M.M. Elle a la forme de la démesure, incarnée au point G du tressaillement. Elle est Masse Mylonite, pilonneuse centrale et inconnue des ténèbres abasourdis, transfuge de la raison et de la pitié, cruelle en Poète, amoureuse en démente, noire en catacombe, accrocheuse de rêve de pillage aux lambeaux de chair de la mièvrerie des âmes. Elle est Masse Mylonite et Elle marche. Elle fonce et redevient il lorsqu'elle retrouve son poids.
Personne en vue. Masse s'arrête un court instant pour ramasser quelque chose par terre. Une roche. De couleur sombre. Il croit y reconnaître une hornblende, chose extrêmement rare en cette jungle urbaine, dénuée de toute possibilité d'éruption. Il la met dans une des poches de son manteau et reprend sa marche.
L'idiot n'est plus très loin maintenant.

L'océan de la Masse.

Masse Mylonite se meut comme un océan. De toutes les parties qui forment son tout, aucune n'est vraiment indépendante, ni foncièrement solidaire des autres. Ses membres agissent de leur propre chef, guidés par quelques obscures cellules du cerveau.
Dans un océan, chaque vague est unique, imparfaite. Dans Masse, les pensées se soulèvent en creux, mesurant l'impact à l'échelle du mètre. Dans son océan, Masse Mylonite joue à se faire peur. Il exorcise ses peurs jusqu'à ne plus subir l'infâme tromperie de la Souffrance.
Un pied devant l'autre, on se relève de tout ce qu'on est capable d'encaisser. Et rien d'autre n'est mortelle que la vie elle-même.
Masse pénètre l'Idiot et s'immisce parmi les fauteuils en feutre, craqués et sales. Il passe devant l'autel de l'ivresse et salue de la tête l'homme chargé de l'office. Il s'enfonce dans les salles enfumées, traverse les corps du regard, observe les mouvements obscurs des étylo-corpulences s'agrippant les unes aux autres en une mêlée de salive et de grognements. Son nom est Masse Mylonite et un rictus éclaire son visage d'une inquiétante ombre. Il trouve un siège dans la cavité d'un mur. Il se vautre sur Voltaire et tape d'un poing ferme sur la petite table en bois devant lui. Un bossu vêtu d'une veste blanche apparaît aussitôt et s'enquiert de ses désirs d'une voix nasillarde et grinçante. Il passe commande d'un pichet de vin, les lèvres écumantes.
La pièce est tapissée de vieilles reliures aux couleurs passées. Le plafond est bas. Un couple de femmes se lèchent les seins et la bouche avec une ardeur vulgaire, ragoûtante. Le bruit et l'odeur des autres salles lui parviennent en salves. L'ambiance humide de la pièce se traduit par les deux langues qui se cherchent.
Le bossu lui apporte la boisson et un verre de vieux cristal. Il avale le premier sans osciller, s'en sert un deuxième et procède au même rythme. Il souille la manche de sa chemise blanche de minuscules tâches carmines en s'essuyant la barbe qui perle. Il remplit son verre à nouveau et s'affale dans le fauteuil. Il ne cesse de contempler les deux femmes en face de lui. L'une d'elle le regarde avec défi alors que sa langue n'en finit pas de tourner autour du mamelon de l'autre. Le visage de Masse s'illumine d'un sourire. Une bande passe bruyamment, venant d'une autre salle, perdue dans le dédale de l'Idiot.
Il voit le bossu se faire taper par un homme. Il comprend qu'il a été trop long à lui apporter sa boisson. Les règles de l'Idiot sont impitoyables. Elles n'incitent pas à la tolérance non plus qu'elles ne forcent le respect. Elles sont les survivances des esthétismes de la horde, la règle du monstre esthète qui goûte le sang mais adore mieux celui des vierges, l'aboutissement non pas éclairé, mais obscur, de l'évolution de l'homme. L'autre versant de son esprit. Le mal comme on ne disait pas ici, la perversion, la décadence, la furieuse sincérité de la violence, le dérèglement inlassable de la raison, qui se trouvait ici en terrain ennemi, miné, un terrain où les valeurs étaient inversées, renversées, dépassées, dépecées, où le moindre excès de normalité devenait choquant. La morale était inversée et ne formait après tout qu'une "autre" morale quand Masse fulminait d'exploser celle-ci, encore et toujours, et de ne dépendre que de celle où son corps saurait s'illuminer des connaissances de son esprit.
Une musique de poulailler se fit ouïr. Rythme binaire, cadence infernale. Bruissement des sentiments rauques échauffés à l'alcool blanc. Étourdissement des têtes dans l'absence de silence. Silence dégarni de pesanteur, la fureur en conspiration, l'erreur est la constipation. Chimène est blonde et elle pétille de l'intérieur. Les souffles se croisent, s'hument à l'humeur, se meurent dans l'humus qui perle vert sur les murs moites. Il y a une distance incroyable entre la douce médiocrité qui berce ses oreilles et la Majeur symphonie qui se joue en Elle. Musique terrible que celle dont son corps se fait l'écho. Intenable de tempos intempestifs, disgraciée de la commune mesure, invisible à la faible lueur de ces gens, vautrés, privés de la mélodie essentielle. Masse fixe son regard à la ronde cherchant celui qui pourrait satisfaire son appétit de destruction. Il provoque le monde de celui-ci. Cruellement, il cherche à atteindre ce qu'il sait infiniment fragile pour tester et briser la facticité de leur autosatisfaction dégoûtante, leur prouver par le néant qu'ils ne sont rien d'autre que des morceaux de chair, vivant petitement, baisant dans la horde, aimant sans diamants, discourant sans savoir, n'ayant rien d'autre qu'une vague conscience de leur propre misère. Son rictus s'accentue quand l'un d'eux s'approche de lui et lui demande sur un ton de défi pourquoi il le regarde. Aucune chance qu'il le lui explique. Masse n'attend rien d'autre qu'un moment de grâce de leur part. Un seul moment et il pourra peut-être partir sans amorcer le pugilat qui point en lui. Il pourra se dire dans toute son excellente mauvaise conscience que celui-ci peut-être commence à entrevoir le secret des roches et des mots, qu'il a vu l'incroyable et bu l'ivresse aux lèvres de l'horizon, qu'il a savouré l'Ananda à l’antipode de l'idolâtrie, qu'il a su terrifié et rendre terrifiante sa pensée, qu'il a fait de l'Imprudence son Credo mineur et du Danger son accent majeur – Pour lui-même. Qu'il est parvenu à accentuer la moindre de ses faiblesses jusqu'à en faire une force, qu'il a rit au nez et à la barbe de la sagesse et de la vérité avant de s'octroyer le droit à la gravité. Qu'il a porté en disgrâce la plupart des sentiments nobles que l'histoire des hommes a pu inventer: de l'amour à la haine, de la gentillesse à la cruauté, du partage au bel égoïsme. Non seulement en disgrâce mais aussi, en violation permanente, en razzia infernale pour le Maître-Monstre, en discours charnel sur la violence, la pulsion, l'Envie, le meurtre; en une glorieuse contre-décadence de l'esprit, de l'honneur, de la fierté. Qu'il a pu affronter les méthodes et les théories, les discours et les croyances sans jamais rien perdre de son savoir de l'Eclair, si éclair il y eut. Savoir de l'Eclair qui dit la force de quelques-uns à pouvoir supporter son intense ardeur et la marginalité évidente dans laquelle cette force plonge ceux qui en sont le réceptacle. Un moment de grâce, en suspend au temps, en fixation vertigineuse de la répétition perpétuelle, pour contrer l'immobilisme désertique des hommes. Avancer avec le Tonnerre, en ciel déchiré, jusqu'à transcender en force la suffocation d'un corps trop lourd. Eclair au feu de la grâce, qui dénoue en mystère les saveurs aphrodites où perlent des vérités.
La Masse est dans son océan, ancrée aux dérives solides qui provoquent son rythme. Louvoyant en funambule, Elle a d'obscures intuitions dont l'Eclair se fait phare. Masse n'emporte pas uniquement son corps lorsqu'il se déplace, mais l'ensemble des atomes et l'air qui flirtent à son entour. Son Eclair l'isole, la rend étrangère aux saveurs humaines qui débordent mollement, ajoutant sur son front de profondes perpendiculaires, cicatrices de combats et stigmates de la profonde tristesse qu'elles induisent.
Oui, il allait, comme un autre, comme bien d'autre, l'Eclair au front, arborant sa vie de face, exhibant le faste de son existence dans la tourmente d'une flamme vacillante. Il disposait des gerbes d'oiseaux noirs autour d'aras incroyables, de singes multicolores, de bougainvilliers éclatés sur lesquels roulaient les gouttes d'un matin du monde, étranger au monde, un monde sans homme, sans bruit.
Sachant parfaitement le caractère éphémère d'une telle beauté, il saisit sa coupe et en but une longue gorgée, terrestre, avant de sortir, laissant-là l'Idiot, insatisfait.

Chapitres 3 et 5 de Des Mots et Des Roches.
En cours d'édition.


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