8 janvier 2009

A COUTEAUX TIRÉS - David Falkowicz


Bilan

Les forces noires de l’inconscient mettent en doute, à chaque instant, la logique rationnelle. Leur refoulement est vain, du fait de l’intime rapport qu’elles entretiennent avec l’histoire du corps. Tensions et nervosités procèdent par flux continuels, perforants, et s’expriment par des secousses tortueuses, des chocs électriques imprévisibles. Il faut examiner attentivement les informations et signes du corps afin de parvenir à comprendre les questionnements de celui-ci. Le défi serait de traduire le langage du corps, la vitesse d’écoulement de son sang, ses crispations quotidiennes, en somme les caprices de l’organisme, multiples, changeants. En accepter les crises, les états de rupture, c’est accueillir dignement la nécessité, donc le Tragique. On cherche chaque jour à acquérir plus de puissance, mais un seul dérèglement peut balayer en une fois les illusions de l’esprit. Une défaillance intervient dans un système qu’on imaginait bien huilé. Tout était prévu pour se poursuivre dans la force, l’accroissement d’énergie, mais quelque chose s’est effondré. Un grain de sable, une étincelle dans l’engrenage psychique peut anéantir en une fois la carapace musculaire, caractérielle, fausse protection d’une identité vacillante.
Pensons à la folie de Nietzsche, d’Artaud, de Hölderlin, une folie essentiellement physiologique : jusqu’à quel degré ont-ils pu endurer les fortes exigences du corps ? Pouvaient-ils faire autrement que de se jeter tête baissée contre leur fatalité ? En contrepartie peut-être ont-ils porté en eux la plus vaste vitalité. Je le crois – sans doute est-ce là ma seule croyance : que les plus terribles épreuves finissent par se résoudre, tôt ou tard, dans quelques mystérieuses voluptés.
Chaque événement de la vie s’enregistre ainsi dans la mémoire du corps, qui, trop complexe pour n’être réduit qu’à une mécanique, se chargera de le traduire dans son propre langage – désirs, émotions, conflits... On peut parvenir à décoder les messages de l’organisme, souvent infinitésimaux, et par cela même comprendre son fonctionnement sans le rationaliser. Ses défaillances physiques n’ont aucunement besoin d’être interprétées par une grille de lecture scientifique : ce serait le plus sûr moyen de réduire, voire étouffer la puissance du langage corporel.
Le jour où j’ai décidé de démissionner de mon poste d’Ingénieur-mécanicien chez Peugeot (ce « titre » est à lui-seul tout un poème… moi qui hait les voitures, surtout celles qui roulent vite, pourrai-je un jour comprendre comment me suis-je retrouvé dans cette farce, côtoyant chaque jour des passionnés de la Mécanique, − des mécaniciens de la passion… j’aurai le loisir d’y consacrer plus tard un article, avec force détails piquants − le proverbe arabe ne dit-il pas d’ailleurs que la vérité pique aux yeux ?... ) ; le jour, disais-je, où j’ai démissionné de mon poste d’Ingénieur-mécanicien, ce n’était pas seulement pour en finir avec l’ennui, ou par conscience de l’aliénation salariale et de l’exploitation patronale dont j’étais l’objet, mais à cause d’une réaction violente du corps, un sursaut nerveux de l’organisme que je m’expliquais comme un signal de détresse. J’avais ainsi misé Artaud contre Marx. Aveuglément. Je ne l’ai pas regretté. Si je n’avais pas démissionné et m’étais abaissé à suivre un mode de vie universellement admis, j’aurais sans doute développé quelque névrose ou peste émotionnelle, très répandues aujourd’hui dans le milieu cadencé des Grandes Entreprises Meurtrières – et par extension dans la totalité de notre système ultra-libéral.
Je ne dis pas que le corps soit nié dans la société, mais qu’il est considéré comme un instrument productif, une mécanique exploitable par l’impératif consumériste. Si les Nouveaux Philosophes s’accordent aujourd’hui pour refuser de séparer l’âme du corps, celui-ci n’en demeure pas moins rivé par le confort d’un certain automatisme. Je suspecte l’hédonisme d’appartenir à cette morale de la mécanique, finalement consumériste. Le plaisir ne saurait être considéré comme une fin en soi, mais comme un moyen pour accéder à des territoires inconnus, et atteindre la liberté libre. Le Marquis de Sade l’avait bien compris qui, contrairement à ce que l’on a pu prétendre dans les commentaires officiels de son œuvre, a démontré à quelles perversités conduisait la saturation des plaisirs ; et ce que l’idéologie libertine, poussée à son excès, pouvait induire comme atrocités.
Dans les tensions continuelles du corps se trame une sourde révolte − un soulèvement. La vengeance est l’une des modalités de cette tension : mémoire des souffrances, des chocs frontaux, des ennuis imposés, des tristesses et culpabilités ambiantes. Il n’est de vengeance que celle du sang : le soulèvement désamorce les charges négatives pour les retourner en élan rageur, en affirmation insensée. Rien n’est beau qu’un déchaînement des instincts jusqu’alors cloisonnés, rapetissés par la mécanique de l’habitude. En somme, il ne suffit pas seulement de renverser le platonisme ou le cartésianisme, mais de doter ce bouleversement d’un élan vital, singulier selon l’individu, à partir duquel se déploie avec fulgurance le verbe de la connaissance. Je veux donc célébrer ici le corps souverain, libre, rendu à sa pleine puissance, à ses jouissances déculpabilisées, à sa complexité naturelle. Un corps transpercé par une multiplicité d’affects, de désirs, d’émotions vives, libéré de la main de fer d’une raison transcendante et rigide. Il faut alors avoir confiance en sa propre faculté de résistance : la volonté de puissance correspondrait moins à un accroissement de force qu’à un affinement progressif de la perception sensorielle. Construire une existence digne et intègre, sans concessions à l’égard des leurres sociaux ; et célébrer cette existence par un corps joyeux, apaisé, délivré des pesanteurs de la morale (pas que judéo-chrétienne…), voilà la véritable tâche philosophique, pour peu que nous accordions une importance à cette discipline. Mais la poésie est reine, car plus à même de décrire les mouvements du corps.
A suivre...

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