8 janvier 2009

Sonatines intérieures par Lionel Blot

Naître en musique... En orchestration interne... En mesure nerveuse... C'est toute l'affaire... Il me semble que c'est très particulier, dès le début... J'ai six ans, et tout mon corps pèse en arrière de l'oreille, c'est à cet endroit précis que ça se passe, comme si la totalité de mes muscles, de mes tissus, de mes organes fusionnaient en un point unique en retrait du pavillon, que leur intensité globale de remuement, de convulsion, de pulsation, s'y concentrait en une seule minuscule tête d'épingle afin d'y battre un tambour sans fin. Une confusion des sens opère au profit de l'audition pure. Je regarde un mur ou un tableau, et j'entends le mur ou le tableau, j'entends les perspectives, les nuances de couleurs, l'épaisseur du trait. Je caresse une peau et j'entends son grain. Je respire un parfum et j'entends le musc et la cannelle. Voici l'éclat d'un bleu de cobalt et d'un vert absinthe, la rugosité d'un cuir brut et la souplesse d'un épiderme, le goût de l'eucalyptus et du laurier... l'infinie variété du monde sensible bourdonne à mon oreille selon une gamme de fréquences variables. Je passe ainsi des journées entières, à écouter des visages mutiques, des aromates et des fils de soie.

Une sensualité absolue, par instants, mais le plus souvent : l'enfer.
Sifflements, vertiges, distorsions nauséeuses de l'espace et finalement, syncopes. C'est le moment où l'oreille chute, et puisqu'elle retient en elle l'ensemble de mes organes, j'ai coutume de prévenir mon entourage, qui ne rit pas du tout, que je vais faire ma descente d'organes. L'oreille tout entière remplie de moi s'ébranle parmi des conduits, glisse le long des tissus nerveux pour venir se fracasser lourdement au sol. La terre vibre, et l'onde de choc tellurique créée par cet écroulement me parcourt en sens inverse, les pieds d'abord, et puis le ventre, la poitrine, la nuque, avant de revenir cogner à l'oreille dans un choeur de percussions puissantes, m'ouvrant les portes de ce que j'appellerai plus tard l'expérience initiatique du rythme, ce rythme tremblant qui me balance d'avant en arrière au cours des dernières secondes qui précèdent la perte totale de conscience. Derrière la porte de ma chambre, je discerne la voix du médecin, il traduit mon état à ma mère, il s'agirait donc, dans son langage, d'une suractivité des nerfs pneumogastriques : c'est évident, il n'entend rien à l'affaire, c'est le cas de le dire, passons.

Mon corps campe la place de mon oreille, qui elle-même entend chaque jour les diagnostics fantaisistes des spécialistes en tous genres. Leur symptomatologie est une symphonie, il suffit d'écouter : labyrinthose vasomotrice, lipothymie, hydrops endolymphatique –et moi j'entends rois voix, ou huit voix, ou douze voix, les quatre rangées d'archers, les bois et les cuivres se répondant les uns aux autres– hyperacousie, surdité apoplectiforme, vertige pseudo numérique –je n'ai qu'à me pencher pour cueillir le tempo, et la mesure se met à battre d'elle-même– oticodynie, vertige auriculaire, vertige labyrinthique, syndrome de Ménière, j'en oublie. Tous ces mots d'apparence baroque ou au contraire froidement clinique, dont je ne comprends toujours pas le sens aujourd'hui, je les entends alors avec émerveillement, je me les répète comme pour moi, la nuit, avant de m'endormir. Je les fais sonner entre eux, j'invente mille combinaisons nouvelles. Leurs tonalités m'évoquent des théâtres somptueux, des tableaux colorés. C'est par l'oreille que je retrouve la vue. Labyrinthose est mon favori, je regarde Ariane et Thésée tournoyer et déployer leur fil dans l'architecture de Dédale ; hydrops me plonge dans la mer, celle-là même dans laquelle Icare, amoureux fatal du soleil, chuta en cherchant à s'enfuir du labyrinthe ; vertige pseudo numérique m'amuse beaucoup, je nage dans un océan d'équations mathématiques, mais je fais semblant, puisque ces nombres n'en sont pas, ils se font passer pour tels mais les médecins savent qu'ils mentent ; vertige auriculaire m'intrigue, je contemple longuement mon petit doigt ; hyperacousie me flatte, je crois être doté d'un pouvoir surnaturel. Je les récite encore avec fascination.
A suivre...

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