16 décembre 2007

La fureur pour rien par Lionel Blot

Zèbre-Fou me retient par la manche. Je reconnais l'écriture sur l'enveloppe, aucun doute, c'est elle mais Zèbre-Fou insiste, il m'assure que je fais fausse route, que la question est à la colère, pas à l'indignation, que je confonds tout en somme. Ah ! C'est qu'il connaît ses classiques, Zèbre-Fou ! Il sait qu'avant de signer Zarathoustra toute sa correspondance, le Crucifié de Sils-Maria diagnostiquait que personne ne ment plus qu'un homme indigné, un croisé qui brandit l'étendard de la conscience morale universelle. Sa colère, à Zèbre-Fou, il faut que je l'imagine, est d'un autre ordre, c'est une herbe ensemencée dans les viscères, une vibration courant le long de l'épine dorsale, un appétit de vie qui se vit à l'étroit sous son costume de chair et exulte de déborder sur le monde. Sa colère est donc une joie, et cette joie, c'est dans la colère qu'elle s'exprime, parce qu'elle languit au bal des dépressifs, elle s'impatiente au spectacle de la passivité et de la résignation institutionnalisées.

Mais la lettre est là, elle languit à son tour de ne pouvoir être lue, elle voudrait être bue comme est bu ce Chianti que Zèbre-Fou entame. Il a bon goût, mon rédac'chef, mais sa colère est encore assistée, elle est tributaire d'un mouvement exogène, elle n'a pas le front assez haut pour surplomber la scène. Tu peux m'écrire quinze mille signes sur la Colère, me demande Zèbre-Fou. - Sur ce qu'il te plaira, mon ami, mais je vais bien, tu sais, les hommes ne sont guère plus venimeux que des moucherons, il y a longtemps qu’ils ne piquent plus. D'ailleurs le monde s'est dépeuplé, plus personne n'y habite sauf moi, et cette femme à la lettre qui dit viens à mon enveloppe. Parfois on y croise quelque fantôme qui fredonne un air gai, ou un couple de spectres qu'on peut regarder danser. Mais tu t'énerves, Zèbre-Fou, ressers-toi un verre, assieds-toi, il n'y a pas de quoi s'emporter. Tu dis qu'il y a des massacres, des suicides, du ressentiment qui germe un peu partout ? Ah bon, vraiment ? Et puis la misère, l’industrie pornographique, la marchandisation des hommes, les sectes, la laïcité en soutane, la clergie en étalage ? Ce n'est pas tout ? Les infortunes de la vertu, la prospérité du vice ? Quoi, relire Voltaire de toute urgence ? Tu plaisantes. Tu plaides pour un retournement de l'Histoire ? Le point de suture en plein dix-huitième siècle ? On en est donc arrivé là, mais non, c'est impossible, laisse-moi, Zèbre-Fou, je te rends ta colère, tiens, voilà, je retourne en orbite, le monde n'existe pas puisque je n'y pense pas.

A suivre dans le numéro 4...

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