8 août 2007

Ebullitions ou la démesure du réel - Part 4 - Par Charles Letellier

Joseph arrivait maintenant au centre de la ville. Il était lui-même en son épicentre, guettant les syncopes du sismographe de son cœur. Traversant le fleuve, le ciel se dégagea soudainement, laissant percer un rayon de soleil, fantastique trait, immensément léger et puissant. Comme s’il se fut s’agit d’un adoubement, il ferma les yeux, sourit et entama un chant au voyage, à l’air frais du vent et à l’astre de feu qui venait de lui faire signe. « Drive me to Portugal, drive me to Spain… »
Il repensa aux phrases de toute à l’heure qu’il connaissait sans savoir d’où elles venaient. Que disent-elles déjà ? « Peut-être que j’irai en Inde ; peut-être en Russie… » Elles ressemblaient à un défi lancé au ciel, à la Terre et à tous les hommes. Elles disaient : « Moi ! je le ferai ! Sans peur, sans détourner les yeux ! » Malgré le « peut-être » du début, elles étaient empreintes d’une certitude sourde, enfouie, que l’auteur même ne semblait pas connaître – ou qu’il se foutait de connaître… « Peut-être que le Tibet m’ouvrira ses portes… » Joseph imagina alors une vaste pièce, un palais sans portes, des plafonds en coupole avec des lustres gigantesques. Il décida d’y ajouter de grandes fenêtres dessinant, à l’arrière, une ville basse aux toits plats. Il s’interrogea aussitôt : « De quelles régions de mon cerveau cette vision vient-elle ? » Il chercha un moment, en profitant pour rajouter ici un immense tapis à dominante rouge, là un large foyer résolument rougeoyant. Un éclair le frappa soudain bien que le ciel fût totalement serein au-dessus de sa tête…
C’était il y a une semaine. Macha l’avait tiré d’un rêve similaire. Il l’avait alors regardé, hébété par la force des odeurs et des visions qu’il avait eues et, malgré les mains de Macha, félines, qui fouillaient son entrejambe, il s’était précipité à sa table afin d’en esquisser les contours qui déjà s’échappaient à son souvenir.
« … et que je galoperai dans les steppes mongoles en hurlant... » Un sourire se dessina par réflexe sur ses lèvres. Il voyait très bien les paysages que ces lignes décrivaient. Vaste contrée épinglée de bouleaux, de neige, de tigres, l’odeur moite de la vapeur, le Russian spirit… Lui-même originaire de l’Amour, ses veines drainaient encore les molécules d’oxygènes dont il s’était repu gamin. Coincé entre un océan et un continent, entre une immensité pacifique et de gigantesques regards, il avait dû partir lui aussi, de nuit et sans regret. Il continua « … en hurlant de toutes mes tripes que j’aime à en crever et que je suis en vie. » Il ramena ses sourcils dans l’interstice poilu où commençait son nez, décocha un regard provocateur au soleil et fit : « Ah ! Ah ! » en regardant bien droit dans les yeux un homme à l’apparence banal qui croisait son chemin. Celui-ci eut le réflexe occidental de faire un bond apeuré en arrière, croyant sincèrement que Joseph allait lui sauter à la gorge. Il sourit et rit aussitôt en disant : « Pardon ! N’ayez pas peur, j’vais rien vous faire ! » L’autre s’éloigna en pestant timidement, plus que jamais convaincu de la fragilité mentale de ses congénères. Joseph ria de plus belle, encore plus fort, « Le bon petit soldat… » pensa-t-il un sourire, désormais mauvais aux lèvres.
Il décida sur le champ de payer une visite à Semenoff, le géant Kirghize adepte de la roulette à une balle, qui habitait à la frontière de la Jungle, là-haut. Pour fêter cette décision d’avec lui-même, il poursuivit le chant qu’il avait interrompu plus tôt. « … I know a treasure is waiting for me, Silver and gold and the mountains of Spain… » Il remonta avec une joyeuse fureur le Sébastopol, arriva à République, prit à gauche en direction de la Trinité puis trotta voluptueusement à travers ces ruelles du neuvième, belles et pudiques, encore vierges des désordres libéraux aspergeant, par ailleurs, les trottoirs amidonnés de Paris.
Arrivé en bas de l’immeuble, il fût pris d’un doute et vérifia que sa petite fiole en cuir se trouvait bien dans son sac. Il composa le digicode de la porte, pestant férocement contre la sécurité tatillonne, prudente et totalitaire dans laquelle Paris, et toutes les autres villes démoglobines, s’enfonçait comme dans une bouillasse, puante d’un intenable bonheur souverain et de kermesses à bons sentiments. Il pensa : « L’Intérieur devrait être bientôt rebaptisé Ministère de la Prudence. On supprime tout le danger du vivre, délimitant ainsi en contours de béton et de barbelés les espaces où pourront s’exercer nos désirs, relégués à l’arrière-train du train-train quotidien, virus ultime de notre temps soumis aux huiles essentielles, aux voyages organisés de la pensée et à cette intolérable mascarade de liberté… Statistiques à l’appui de la saine vie – Bio, sans sucre, sans sel, sans alcool, sans fumée, sans fumier ! C’est ça ! Nous voulons passer du stade bestiale où les entrailles saignent à celui minéral où, équipés d’épurateur d’eau et de masque à oxygène, nous vivrons de capsule de protéines, de glucide et de lipides, sans saveur, juste ce qui est « bon » pour nous. C’est-à-dire en faisant du corps, le reflet aseptisé de nos peurs et de notre avarice à vivre nos vices jusqu’au bout ! Le corps apprend par la force, par la violence de la sommation qui lui est faite de se surpasser. C'est son langage. Le danger se situe là, dans le fait avachit de dégouliner grassement dans un fauteuil trop parfaitement confortable. Le vrai danger bien-sûr. Le seul vrai danger réside dans la psyché laminée, dans l'endormissement accablé de la conscience, dans le bien-être croupissant où s'affale les possibilités de soulèvement. L’ensevelissement du corps sous des tonnes de préceptes et de lois physiques ou gouvernementales visant plus à maintenir à l’état larvaire la capacité de dépassement contenue dans chaque homme que de prévenir médicalement d’hypothétiques « morts longues et douloureuses ». Vivre dans tout et pas seulement dans l’excès ! L’excès peut se faire prison aussi bien qu’il permet d’exploser les cloisons… Alors oui, vivre excessivement ! Vivre physiquement, mentalement, spirituellement, sexuellement excessif ! Il ne s’agit pas de refuser quoique se soit ! Tout le contraire, il s’agit d’apporter une réponse démesurée à toutes les questions d’allures mesurées. Contrecarrer la méchanceté, le manque des jours en les abreuvant de pensées, de désirs, de volontés extrêmes. Pensées, désirs, volontés lacrymogènes, sul-furieuses, entières à ce point qu'elles remplissent les secondes d'instant d'éternité ! et souffrir pour connaître la joie… Voilà une démarche dangereuse, précisément… Voilà la véritable aventure, l'ultime révolution… Repousser dans leurs extrémités même, les narco-pensées qui stagnent dans le milieu convenu des orthodoxies subversives. Eventrer les ventres ronds des pensées grasses et molles et flasques. Verser de la poudre brûlante dans l'âtre satisfait, dans le bocal raisonnable où s'agitent, en caracolant, de pâles copies inconscientes. C’est vrai, oui, plusieurs y sont restés fous, à jamais ailleurs, dans leur obsession de vouloir cartographier les cratères et les corniches de l’âme… Et en cela sans doute, ont-ils échoués. Mais sommes-nous bien vivant lorsque nous ne risquons rien ? Boire, marcher, nager, parler, fumer, manger, partir, revenir, sentir, pouvoir, abolir, retenir, punir, souffrir, agir, bondir, sortir, jaillir, rebondir, assaillir, s’enorgueillir, ressentir, découvrir, contenir, laisser grandir… Boire en marchant ; nager, parlant fumer ; manger les « partir » ; revenir sentant pouvoir abolir ; retenir, punir en souffrant, en agissant, bondissant en sorties jaillissantes ; rebondir en assaillant les orgueils ressentis ; découvrir, contenir tous les « laissés-grandir » !… Voilà ! La vie vaut par son intensité, pas par sa longueur, hein M’sieur Magre ! Il faut savoir conjuguer Bon Dieu !
Tyrannie de l'argent, vestiges rénovés, agrandis, parfumés, roses, du pétainisme nostalgique des Français ! Eh oui, le Maréchal a gagné et bien gagné… Le brave homme était trop en avance sur son temps ! En 45, y l’ont pas compris ! C’est aujourd’hui qu’il gagne ! Lettres de cachet avec accusé de réception, pour les gêneurs qui osent se coucher après 22h00. Utilisation des lexiques législatifs grandiloquent par de fallacieux proxénètes de la rhétorique qui jettent sur le trottoir les plus vieilles reliques de leur bordel verbal : « Amour », « Liberté », « Courage »… Tolérance ? Mot tiroir qui en dit long sur l'ambiguïté morbide que notre époque lui donne. Tolérance envers ce monde-ci? Tolérance envers ça? La tolérance m'est devenue étrangère depuis que le regard des autres s'imprègne de mépris à la vision de ma fantastique rage de conquérir, qui est mon état normal. Ressentiment terrible capable de venir à bout de bien des volontés. Devrai-je m’exiler, baisser la tête et admonester mes instincts pour tant d'impudeur? Les accuser publiquement d'hérésie à la Raison et à la norme-alitée? « Haro sur le Baudet ! » Voilà ! Magnifique ! Que les médiocres se rassurent quand à leur propre insuffisance et qu'ils continuent à jeter leur gravier inodore dans le dos de ceux qui "sortent du rang" et qui les indisposent précisément parce que c’est leur reflet brisé d’enfant mort à la guerre du bien-être qu'ils lapident petitement, incapable même dans la haine d'une quelconque grandeur…
Voilà où mène ces illogismes à la vie et à la tolérance… Moi qui me sait être unique, qui en ait conscience, je suis attaqué, injurié en permanence par cette race humaine, par ces millions de fidèles, de « membres », de redevables (Ah !) qui se frappent le poitrail, d’un même geste, en psalmodiant la même ritournelle mensongère, le même hymne grégaire à l'amour de l'aliénation, en costard, casquette, kippa, turban ou toge, aucune différence ! Devrai-je attaquer l’humanité entière, comme elle m’accuse tous les jours de vouloir être plus que cette moyenne funeste ?! »


A suivre...

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Et pourtant, c'est une fierté de se savoir Unique, et une plus grande de ne pas être compris - ce "plaisir aristocratique de déplaire" (Baudelaire). Le jour où l'esprit libre commencera d'être compris, accepté, intégré, ce sera son déclin. L'audace serait plutôt la passion de la désintégration. Se diviser, en soi, à l'extérieur de soi, diviser les groupes, l'esprit de lourdeur, la TENTATION DE CROYANCE, qui traîne au fond des âmes inclinées, bercées d'idéalisme judéo-chrétien. La culture, c'est se rendre compte que lorsqu'on a tout oublié, il ne reste que Soi-Même, et puis aussi Nietzsche, car celui-ci, impossible de l'oublier. On aura toujours à défendre les forts contre les faibles.

Zooey

Anonyme a dit…

"De l'air pur! de l'air pur! Fuyons en tout cas le voisinage de tous les asiles d'aliénés et les hôpitaux de la civilisation! Et pour ce faire recherchons la bonne société, la nôtre! Ou la solitude s'il le faut! Mais loin de nous en tout cas les miasmes insalubres de la corruption intérieure et de la vermoulure souterraine des faibles!... que l'on me comprenne en - profondeur." F.Nietzsche

Anonyme a dit…

la volonté de puissance arrive avec le constat de l'impuissance. La réussite doit englober l'échec. le désir de fuite sous-tend l'incapacité à être là. On peut faire tout ce qu'on veut : on ne peut s'échapper de soi. Tout ce qu'il nous reste à faire : mieux nous connaître sous cet angle-là : qui est-on? Et la société a des réponses toutes prêtes qu'il faudra savoir pousser du pied...
Une belle réflexion sur le mal que le monde nous fait à vouloir nous en préserver.

Anonyme a dit…

Je ne crois pas que le terme de Volonté de Puissance concerne la réussite ou l'échec. L'on n'acquiert de puissance que sur soi, jamais au dépend des autres. Quand Nietzsche désigne les "faibles", il s'agit là-aussi d'un concept - une boite à outils - qui ne signifie aucunement "fragile" ou "vulnérable", mais désigne plutôt cette incapacité à se créer soi-même ses propres valeurs (la soumission aux idéaux ascétiques ou consuméristes par exemple). L'on ne se connaîtra jamais suffisamment. Le grand jeu serait plutôt de casser l'identité (différente de Soi) qui est source de toute aliénation.

Zooey