8 février 2008

Et que tombe la Raison...

Préambule

Voici un texte relativement récent de Morin. J'ai pris la peine de le taper et de le mettre en ligne pour une raison particulière: c'est un texte qui s'attaque (avec une certaine pondération mais cela n'enlève rien à sa force de vision) à la Raison, celle, héritée des Lumières, et dont les déviances mettent actuellement la planète à feu et à sang.
Et quelle joie de trouver, enfin!, un penseur contemporain dont le regard dépasse les ridicules et minuscules luttes partisanes pour aller se poser au coeur d'un système planétaire qui nous menace toujours plus et toujours plus profondément. Il est évident que c'est une démarche qui n'est guère plus pratiquée par l'ensemble des plumitifs autoproclamés têtes pensantes de l'époque alors qu'ils n'en seront bientôt plus que les têtes pendantes...
Voici donc ce court texte dont j'ai changé le titre pour l'occasion. Pour ceux qui n'en n'auraient pas assez et voudraient continuer à se gorger de fort contenant verbal jusqu'à s'en faire péter la Raison précisemment, je conseille l'ensemble de l'oeuvre de Marcel Moreau, particulièrement, Moral des épicentres, Corpus scripti ou, tout récemment, une Philosophie à coup de rein, tous chez Denoël.
A bientôt, sur les terres d'ANANDA et de Vers de Rage...


" […] Tout ceci nous conduit à l'idée qu'il faut dépasser les Lumières. Il nous faut chercher l'au-delà des Lumières. Quand je dis "dépasser", je l'entends au sens hégélien de aufheben, qui veut dire intégrer ce qui est dépassé, intégrer ce qu'il y a de valide dans les Lumières mais avec quelque chose d'autre. Qu'est-ce que c'est que c'est au-delà des Lumières? Cela signifie tout d'abord qu'il faut réexaminer la raison, il faut dépasser la rationalité abstraite, le primat du calcul et le primat de la logique abstraite. Il faut se débarrasser de la raison provincialisée. Il faut prendre conscience des maladies de la raison. Il faut dépasser la raison instrumentale dont parle Adorno, qui est au service des pires entreprises de meurtre. Il faut même dépasser l'idée de raison pure car il n'y a pas de raison pure, il n'y a pas de rationalité sans affectivité. Il faut une dialogique entre rationalité et affectivité, une raison métissée par l'affectivité, une rationalité ouverte. Il faut donner force à ce courant minoritaire dans ce monde occidental ou européen, celui de la rationalité autocritique, qui de Montaigne à Lévi-Strauss, reconnaît ses propres limites et comporte l'autocritique de l'Occident. Autrement dit, il nous faut une rationalité complexe qui affronte les contradictions et l'incertitude sans les noyer ou les désintégrer. Ce qui signifie, une révolution épistémologique, une révolution dans la connaissance. Il nous faut essayer de répudier l'intelligence aveugle qui ne voit que des fragments séparés, qui est incapable de relier les parties et le tout, l'élément et son contexte, qui est incapable de concevoir l'ère planétaire et de saisir le problème écologique. On peut dire que la tragédie écologique qui a commencé est la première catastrophe planétaire provoquée par la carence fondamentale de notre mode de connaissances et par la méconnaissance que comporte ce mode de connaissances. C'est donc l'effondrement de la conception lumineuse de rationalité (c'est-à-dire celle qui apporte une lumière éblouissante et dissipe les ombres avec des idées claires et distinctes, avec la logique du déterminisme) qui, par elle-même, ignore le désordre et le hasard. Il nous faut concevoir une réalité complexe, faite de cocktail toujours changeant d'ordre, de désordre et d'organisation. Il faut savoir qu'il y a un principe d'organisation mais aussi de désorganisation dans l'univers avec le deuxième principe de thermodynamique. Il faut comprendre que l'univers est complexe et comportera toujours pour notre esprit incertitude et contradiction. Il faut comprendre qu'elle "est obscure la source même d'où naît notre lumière", comme disait Jean de la Croix. Il faut comprendre que c'est l'imprévisible et l'improbable qui arrivent très souvent. Il faut remplacer le progrès déterministe, le progrès nécessaire dans tout, c'est-à-dire dans la conception de la vie, la conception de l'histoire, la conception de l'univers. […] Il faut abandonner l'idée abstraite de l'humain qui se trouve dans l'humanisme. Idée abstraite parce qu'on réduit l'humain à Homo sapiens, à homofaber, à homo economicus. L'être humain est aussi sapiens et démens, faber et mythologicus, economicus, et ludens, prosaïque et poétique, naturel et métanaturel. Il faut savoir que l'universalisme est devenu concret dans la concrétisation de l'ère planétaire où l'on peut découvrir que tous les humains ont non seulement une communauté d'origine, une communauté de nature à travers leurs diversités, mais aussi une communauté de destin. Alors l'humanisme abstrait peut devenir concret.
Le progrès humain dépend aussi de la conscience humaine. Le progrès acquis doit sans cesse se régénérer. La possibilité de progrès se trouve dans ce que Marx appelait "l'homme générique", dans les potentialités inhibées par nos sociétés, par la spécialisation, par la division du travail, par la sclérose… Cette idée que l'on trouve chez Rousseau, est extrêmement importante chez Marx. Dans nos sociétés, seuls les poètes, les artistes et les inventeurs – en tant qu'êtres déviants – sont capables d'être créateurs et de générer quelque chose. Alors, se dessine une possibilité d'aller au-delà des Lumières, en les intégrant.
[…] S'il y a une société-monde, elle sera le produit d'une métamorphose car ce sera une société de type nouveau et non pas une reproduction gigantesque de nos Etats nationaux actuels. Ceci est sans doute improbable mais toute ma vie j'ai espéré dans l'improbable et parfois mon espoir s'est trouvé exaucé. Notre espérance est le flambeau dans la nuit: il n'y a pas de lumière éblouissante, il n'y a que des flambeaux dans la nuit. "

© Edgar Morin.
Extrait du texte Au-delà des Lumières (Le partage des connaissances, 2005)
In Vers l'abîme?, L'Herne, nov. 2007.