Ebullitions - Part 5 - L'antre de Semenoff - Par Charles Letellier
Arrivant au cinquième, il fut interrompu par une voix grave et coupante : « Ok ! Maintenant, tu retournes chez toi ronronner bien gentiment, va vivre ta petite paix en charentaises et laisse-moi faire ma guerre ! Et surtout, t’oublies pas de caresser le chat, hein, tu m’entends !? T’oublie pas !? Voilà c’est ça, à bientôt… »
Lorsque Joseph mit le pied sur le palier, il tomba nez à nez avec deux globes oculaires qui firent naître en lui un profond sentiment d’angoisse. Il se trouvait nez-à-nez avec un avatar de Klaus Kinski. La perspective ne le réjouissait guère à vrai dire. Il esquissa un geste de recul qui le précipita dans l’escalier. « Wooh… ! » fit-il, s’accrochant à la rambarde qui se courba sous son poids. Il eut juste le temps d’imaginer le contact brutal de sa nuque avec les marches en contrebas et d’apercevoir une silhouette frêle disparaître précipitamment derrière une porte aux multiples serrures. Il eût juste le temps de penser : « Qu’est-ce qu’il cache pour avoir tant de serrures ? » puis sentit qu’on l’agrippait fermement par l’épaule.
- Qu’est-ce que tu fous, putain ?! lui dit Semenoff
- Dobrae outra, vieux frère…
- Ouais, ouais… Aller rentre… Je vais t’expliquer, répondit-il en martyrisant le plancher de ses 99 Kilos.
Joseph pénétra dans l’appartement de l’autre. Celui-ci très sombre avait l’allure d’un antre, du moins l’idée que l’on pouvait s’en faire. Les odeurs y étaient très fortes : celle du foutre prenait les narines pour un con et venait s’y plonger avec une impudence impudique ; celle de la transpiration se mêlait déjà avec l’odeur de ses aisselles et, derrière ces deux dominantes, le souvenir d’un graillon collant avait du mal à se faire oublier. Il régnait une atmosphère dense, écœurante, sourde. Les sens travaillaient à plein régime, s’arcs-boutants sur de vieilles réminiscences de parfums féminins. Quelques bouteilles vides jonchaient le sol, négligées, vidées de l’ivresse qu’elles avaient recélée. Joseph, désœuvré, tapa l’une d’entre elle de son pied.
La lumière du soleil, par un trou pratiqué au milieu du volet fermé, matérialisait des millions de particules poussiéreuses. En passant près de la chambre, Joseph entrevit le lit dépouillé, les draps fixés dans l’immobilité de leur moiteur moisie…
Il dit à Semenoff : « Comment peux-tu vivre dans un cloaque pareil ? » L’autre mit son masque-Kinski, une folie singulière scintillant au fond de ses yeux vitreux de la Vodka qu’il ingurgitait en esthète, avec une foie à toute épreuve. Joseph n’insista pas.
Le silence se fit entendre, perméable. Ils arrivaient dans la pièce principale, celle où tout se passait. Elle rappelait d’ailleurs un théâtre avec ses trois mètres de plafond et ses draperies épaisses et brillantes recouvrant les murs. L’odeur changea, elle aussi. L’atmosphère devint plus saine, plus tamisée. Joseph vit les pipes et les petits plateaux en argent recouvert d’une substance brune et malléable. « Opium » lui dit son instinct. Le velours rouge du divan était parsemé de petites tâches noires, cratères terrestres des innombrables résidus de Haschisch tombés des cônes allumés comme autant de comètes sporadiques. Cela sentait l’Asie, à présent. L’endroit ressemblait aux fumeries déliquescentes des anciennes colonies. Il pensa à Delacroix, à Ingres, à leurs orgies de bazar et oublia la saleté des autres pièces.
- Je ne te connaissais pas cet amour pour les opiacés…
- Tu ne devrais pas être là. Qu’est-ce que tu veux ? Tu viens d’où comme ça ? Assis toi. Vodka ? Whisky ? Eau-de-vie ?
- Non, du vin plutôt, si tu en as.
- Regarde, derrière toi, par terre.
En se tournant, Joseph trouva une bouteille de Gevrey-Chambertin posée près de la cheminée. Excellente année.
- Tu me gâtes, dis-moi…
- Quoi ? Ah, t’en fais pas, j’en ai plusieurs caisses à la cave…
- A qui tu parlais tout à l’heure ?
- Hein ? C’est mon voisin, une espèce d’abruti en peignoir et charentaises. Une couille-molle de la plus belle race ! il ne me supporte plus. D’ailleurs, plus personne ne me supporte encore ici. Remarque ça tombe bien parce que je commence à en avoir ma claque de tous ces parisiens merdeux ! Tellement les uns sur les autres ! Y partouzent malgré eux, t’imagine ! Y m’font penser aux phoques du Pier 39 de San Francisco. Tu connais ? Non, ça m’étonne pas, tu connais rien ! Et je peux te dire que ça puait sec ! Sans parler du bruit ! Nom de Dieu, y font plus de bouquant qu’un mec que t’étripe au couteau et je sais de quoi je parle… »
Semenoff… Un tiers de mensonge, un tiers d’invention, un tiers de souvenir… Le tout appuyé par des mains de cuir, sans scrupules. Mais ses yeux étaient capables d’au moins un tiers de ses contres vérités alors Joseph écoutait, au cas où. Il ne savait jamais vraiment comment le prendre. Tout dépendait de l’humeur de son ami. Et il en savait suffisamment sur le passé de celui-ci pour ne pas prendre tout à fait à la légère ce genre de déclaration.
La bouteille fut vite ouverte, un carafon de liquide translucide et glacé, sorti. Deux verres différents. L’un vaste et retroussé vers le haut accueillit le grand cru de Bourgogne ; l’autre, petit et orné de motif étrange, gela au contact de la vodka. En cristal tous les deux. Joseph, rapidement happé par ses pensées, admira un instant les tranchées encore pleines de copeaux creusées dans le plancher. « Bagarres récentes ? » laissa-t-il échapper tout haut.
- Tu te fous de ma gueule ? lâcha Semenoff, le front plissé, en le regardant bien droit.
- Pardon… ?
- Dis-donc tu veux que j’te rappelle le bordel que t’as foutu ici avant-hier ?
- Ah… Quoi ? J’étais là ? Ici ? Avant-hier ? Peut-être, oui… Je ne sais plus.
Joseph fouilla rapidement son esprit qu’entortillaient les alcools, les mots et le manque de sommeil. « Y a deux jours ?… C’était quand ? » Aucune notion de temps ne persistait en lui. Il se devait de se rappeler le chemin parcouru dans l’antiquité de ses jours, poussé par une force mystérieuse qui le projetait à l’avant de ses émotions. Il était amnésique momentané, ne gardait en mémoire que les beautés et les victoires. Les principes et les consignes de la « bonne vie » n’avaient jamais trouvé un terreau favorable au sein de la furie primitive et primordiale qui était la seule et unique patrie dans laquelle il parvenait à trouver un sens à ce qui semblait ne plus en avoir.
- Ouais, y a deux jours ! Toi, Ava, Moraline et moi. Ici. Tu te rappelles de rien ? Mais tu déconnes ou quoi? Tu veux que je m’énerve ?… On était là, assez gentiment, les gosiers un peu éprouvés c’est clair, mais on parlait en riant, à la limite du delirium franc, berceau de l’ivresse véritable… Moraline à commencer à parler de yoga, elle a commencé à raconter sérieusement que, soi-disant, elle ne dormait que vingt minutes par nuit, qu’elle parvenait même à faire de la lévitation… Elle a continué en parlant de philosophie indienne, commencé à affirmer qu’elle connaissait tout ça par cœur, qu’elle savait… Et toi, tu disais rien, bizarrement. T’enchaînais les verres de la table à ta bouche et tu descendais, descendais, descendais… T’ouvrais les bouteilles avec le sombre regard de celui qui ne demande qu’un prétexte pour frapper ou maudire. Mon vieux, j’en ai connu des picolleurs mais je peux te dire que t’as bu, ce soir-là, comme rarement j’ai vu faire quelqu’un. Et rien ! Aussi statique et inquiétant qu’une statue éclairée à la torche dans une ruelle de Kathmandou, un calme blanc, un calme trop calme pour être rassurant. Bon, moi je m’en fous, j’ai pas beaucoup de respect pour la greluche de toute façon. C’est pas ça. Au contraire, je préfère quand y a un peu d’animation …
Il laissa sa phrase en suspend, attrapa un briquet rouge à mèche sur la table et alluma un cône trop fin pour ses doigts d’ancien zek. Il expira la première bouffée en plissant les yeux puis continua.
- Je sentais bien que je ne pourrai pas te contrôler en cas d’esclandre. J’aurai dû plus me méfier, peut-être… Si t’as fait ça ce soir-là, ça te regarde. Tu devais avoir tes raisons. Mais ce que tu lui as dit… Diable, j’aimerai pas être ton ennemi si un jour, tu pètes un plomb contre moi ! Même si j’ai d’autres armes que tes mots… Infaillible dans la cruauté ! Bravo !
- Mais quoi à la fin ?! s’emporta Joseph. Puisque je te dis que je ne m’en rappelle plus ! De quoi ? J’lui ai dit ce que je pensais, c’est ça ? J’lui ai dit tout le bien que je pensais de ses putains de petites théories et de ses gros mensonges, tellement énormes que les tiens passent pour de saines vérités à côté ? Tant mieux, aucun regret malgré aucun souvenir. Je ne m’embête pas avec la politesse ou le tact, tu le sais bien. Je ne suis pas là pour prendre des pincettes et ce n’est pas toi avec ton voisin qui va me faire la leçon. Si les gens sont capables d’encaisser et de me répondre, je les respecte, s’ils se mettent à trembler en n’assumant rien de ce qu’ils ont dit alors je les assassine jusqu’au bout, je les plonge dans leur merde afin qu’ils sentent bien qu’ils s’y trouvent vraiment. Tu comprends ?
- Ouais, ouais, ouais… T’es vraiment un sale con des fois.
- Tout le plaisir est pour moi.
- La gamine a pas dû s’en remettre depuis. Je t’aurai jamais cru aussi fin… Tu m’as quand même foutu la trouille ! Tiens jette un coup d’œil, l’amnésique…
Il jeta à la tête de Joseph un polo bleu qu’il reconnut comme familier. Il le déplia pour découvrir que celui-ci était déchiré de l’échancrure jusqu’au bas. Arraché en diable…
- Tu t’es levé d’un coup. Furieux avec une folie brune dans le regard, comme si tu ne comprenais plus rien de ce qui se passait. La petite venait d’avouer qu’elle ne savait même pas situer l’Inde sur une carte. T’as versé la tête en arrière, ri en écartant les yeux, attrapé les deux bords de ton col et déchiré ton putain de polo en deux ! Déjà, ça a mis un léger blanc dans la conversation. Et puis t’as enchaîné… Semenoff riait à présent, la malice dans le regard. Tu veux que je te raconte ? Attends, je crois même que j’ai pu enregistrer ta petite tirade…
Semenoff se dirigea vers le meuble où trônait sa chaîne Hi-fi, engagea une cassette dans le lecteur et appuya sur un bouton…